Bitcoin n’est pas une valeur mobilière

David Nathan
| 13 min read

Photo: iStock / Tsokur

Les régulateurs en valeurs mobilières au Canada (IIROC, CSA) se sont regroupés et ont proposé le papier de consultation 21-402 visant à encadrer les plateformes qui font le commerce des cryptomonnaies. Ils ont fait un appel public pour recevoir des commentaires de la part de la communauté en technologie financière, des participants au marché, des investisseurs et d’autres parties prenantes.

C’est dans cette optique qu’Octonomics, la société de recherche indépendante d’Elisabeth Préfontaine, a déposé ce rapport de recherche. “Il s’agit d’une rare occasion où les voix indépendantes sont considérées. Il faut comprendre qu’au Canada, l’industrie financière est tissée serré, dit-elle. Il y a essentiellement six grandes banques et plus de 70% du marché des valeurs mobilières (de plein exercice) est contrôlé par celles-ci. Cette concentration est d’autant plus préoccupante que l’IIROC est leur organisme d’autoréglementation. Il faut aussi comprendre que contrairement à leurs homologues américains (la Securities and Exchange Commission (SEC) et le Commodity Futures Trading Commission (CFTC)), les régulateurs canadiens en valeurs mobilières n’ont pas clairement exprimé que Bitcoin n’est pas une valeur mobilière. Ceci est problématique car en englobant Bitcoin avec le reste des cryptomonnaies qui elles, peuvent être des valeurs mobilières, on perd des subtilités importantes”.

Cryptonews:Quel est le but principal de ce document?
Elisabeth Préfontaine: Le but principal du document est d’abord de démontrer que Bitcoin n’est pas une valeur mobilière et est, par conséquent, en dehors de la juridiction des valeurs mobilières.

Le manque de clarté au niveau des définitions et le langage vague utilisé par ces régulateurs canadiens est problématique. Certaines cryptomonnaies sont des valeurs mobilières alors que d’autres n’en sont pas. Le fait de tout regrouper sans nuance sous une même grande catégorie crée de l’incertitude, des délais, des coûts, freine l’innovation et le développement économique au Canada.

Donc l’objectif principal est de permettre à des entreprises qui veulent développer l’écosystème bitcoin de pouvoir le faire sans être amalgamé avec les cryptomonnaies qui elles, sont des valeurs mobilières.

L’objectif est aussi de démontrer aux autorités en valeurs mobilières la façon la plus directe et efficace d’influencer le développement des plateformes qui ne touchent pas aux valeurs mobilières et ce, sans avoir à réglementer la totalité de l’industrie. L’implication des régulateurs en valeurs mobilières débuterait à partir du moment où Bitcoin est intégré dans une structure financière, un produit d’investissement réglementé tel un fonds négocié en bourse. Autrement, dans sa forme organique, Bitcoin n’est pas une valeur mobilière.

C’est la raison pour laquelle j’ai utilisé l’exemple des fonds d’investissement qui investissent dans l’or ou dans l’immobilier. L’or et l’immobilier sont des exemples d’actifs qui ne sont pas des valeurs mobilières mais où il est quand même possible pour une valeur mobilière (un fonds) de les détenir.

Il y a des facteurs de risques qui sont similaires quand on compare Bitcoin avec l’or ou l’immobilier. Ces risques ont déjà été couverts par les prospectus des fonds d’investissement d’or ou d’immobilier. Il s’agit donc d’une base pour identifier, définir et divulguer les risques d’un fonds d’investissement qui investirait en bitcoin.

De plus, les régulateurs en valeurs mobilières au Canada n’ont pas eu besoin de réglementer le commerce de l’or ou le commerce de l’immobilier (comme on cherche à le faire avec 21-402) pour permettre leur inclusion dans un fonds d’investissement. Il reste certes des éléments de risques propres à Bitcoin comme les meilleures pratiques d’audit et de garde de valeur sur lesquels les régulateurs en valeurs mobilières peuvent focaliser de manière distinctive par rapport à d’autres actifs. Ainsi, ils pourraient avoir de l’influence sur le développement d’une industrie qui n’est à la base pas dans le domaine des valeurs mobilières tout en évitant de réduire l’offre de services aux canadiens qui ne veulent pas détenir leur allocation Bitcoin dans un fonds d’investissements.

Par contre, le traitement actuel est disproportionné et Bitcoin est traité a priori avec un biais négatif de la part des régulateurs en valeurs mobilières au Canada.

Est-ce qu’on peut dire qu’il existe un flou artistique en ce qui concerne la définition du Bitcoin pour les régulateurs?
Oui et non. Aux États-Unis, c’est clair; la SEC a déjà clairement exprimé que Bitcoin n’est pas une valeur mobilière et le CFTC a déjà statué que bitcoin est une commodité. Au Canada, il n’y a aucune raison pour que ce soit différent ni pour maintenir le flou artistique.

On peut présumer que c’est l’une des raisons pour lesquelles les projets d’envergure sont annoncés au États-Unis et pas au Canada. Je fais notamment référence à Fidelity Digital Assets, à Bakkt (ICE NYSE) et aux contrats à terme sur Bitcoin du CME group. Mais je fais également référence à un paquet d’initiatives liées à Bitcoin qui sont de plus petite envergure et qui émergent de noms moins connus, mais qui sont tout aussi innovantes et porteuses de développement économique. L’impact d’un tel flou artistique made in Canada est donc de créer de l’incertitude réglementaire qui freine les entreprises.

Pourquoi c’est compliqué pour eux de bien catégoriser Bitcoin?
Bitcoin sort du carrément cadre et représente un changement de paradigme. Bitcoin est unique et modifie beaucoup des façons de faire traditionnelles. C’est un sujet large, profond, en constante évolution et qui requiert un investissement de temps considérable pour le comprendre et pour rester à jour.

Les régulateurs du domaine financier sont établis en silos : ceci est de l’argent, ceci est une commodité, ceci est une valeur mobilière et un cadre réglementaire propre et défini est appliqué à chacun. Ils sont aussi habitués à réfléchir en juridiction géographique et à travailler dans le contexte de marchés financiers à l’aide d’intermédiaires qui ont des heures d’ouverture et de fermeture.

Bitcoin modifie tout cela. Ce qui est devant nous c’est la possibilité de standards interopérables de transfert de valeur où les silos traditionnels (argent, commodité, valeur mobilière, droits de propriété de biens) sont amalgamés et redéfinis dans un contexte global et ce, de personne à personne.

Je peux comprendre qu’ils aient de la difficulté à catégoriser Bitcoin. Par contre, ils ont des outils à leur disposition pour déterminer si oui ou non c’est une valeur mobilière. Cet outil s’appelle en le « four-prong test » et propose quatre critères afin de déterminer s’il s’agit ou non d’une valeur mobilière.

La ligne directrice de votre travail est que “Bitcoin is not a security, therefore not a securities regulator’s matter”. Comment devrait donc être considéré BTC et qui devrait donc le réguler?
Quand on parle de réglementation, il faut s’arrêter et se demander ce que l’on cherche à accomplir exactement. Ensuite, il faut évaluer s’il y a de la réglementation existante qui couvre la situation visée. Par contre, la réglementation n’est pas un remède universel. Il y a des situations qui ne sont pas solutionnés par des règles additionnelles.

Par exemple, les risques liés à la décentralisation, à la sécurité, à la mise à échelle (scaling) ou au modèle d’affaires ne sont pas résous par la réglementation. Ce sont des problèmes techniques, technologiques ou de compétence qui seront résolus par des gens créatifs, innovants et qui ont intérêt à ce que ça fonctionne.

Par ailleurs, il faut faire attention de demander de la réglementation de manière large ou en réaction émotive car cela pourrait se traduire en situations inapplicables ou limitantes pour le Canada. Par exemple, Bitcoin n’est pas une compagnie. Tenter de l’encadrer comme si c’était une entreprise serait aussi efficace et pertinent que de tenter de réglementer les heures d’ouverture des commerces sur Internet pour qu’elles soient harmonisées avec celles des commerces en briques et mortier.

Ceci dit, bitcoin est déjà réglementé. Il ne l’est peut-être pas par l’entremise des valeurs mobilières, mais il l’est par d’autres entités réglementaires. Le code criminel et pénal, FINTRAC, la loi sur la protection du consommateur et le cadre fiscal (provincial et fédéral), s’y appliquent.

Et pour ce qui est des cryptomonnaies qui, contrairement à bitcoin, sont des valeurs mobilières, la réglementation existe déjà. Il s’agit de la réglementation sur les valeurs mobilières.

Quand vous dites “Bitcoin is text” (Bitcoin, c’est du texte), qu’entendez-vous précisément par-là?

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Ceci est une adresse sur laquelle je peux recevoir du BTC. Remarquez que ce sont des lettres et des chiffres. Ce sont des caractères, du texte. Cette adresse publique est dérivée d’une clef privée. Cette clef privée est aussi du texte. Il n’existe pas de ‘’coins’’ en tant que tel, mais plutôt des entrées dans un livre comptable. Ce livre comptable est distribué sur un nombre croissant d’ordinateurs et est maintenu par un réseau pair-à-pair qui monitor et réglemente quelles entrées vont dans quelle adresse.

Bitcoin est tout le temps du texte. Il n’y a pas de moment dans une transaction Bitcoin où il cesse d’être uniquement du texte.

Qu’attendez-vous idéalement comme réaction suite à l’envoi de ce travail?
1) Clarté
D’avoir la même clarté que nos voisins américains au sujet de Bitcoin, à l’effet que ce n’est pas une valeur mobilière et d’obtenir de la clarté (pas du charabia juridique) sur ce que représente une valeur mobilière dans le domaine des actifs numériques.

2) Traitement équitable
La reconnaissance qu’il y a des risques similaires dans bitcoin qui ont déjà été identifiés et définis dans les prospectus de fonds d’investissements d’or ou d’immobilier. Et la reconnaissance qu’il n’a pas été nécessaire d’encadrer le commerce de l’or ou de l’immobilier pour permettre leur inclusion dans les fonds d’investissement.

Ceci permettra d’identifier les éléments résiduels et propres à Bitcoin (au niveau de la garde de valeur et de l’audit) qui seront des questions auxquelles les fonds d’investissement devront répondre. C’est à cette intersection que les régulateurs en valeurs mobilières peuvent avoir de l’influence sur le développement de l’industrie sans avoir à poser le pieds en dehors de leur juridiction.

La reconnaissance des parallèles qui existent entre la finance traditionnelle et les services liés à Bitcoin. Par exemple, le fait qu’une tierce partie (tel un gardien de valeur) détienne de l’or ne transforme pas l’or en produit dérivé ou en contrat d’investissement. De plus, la réglementation en valeur mobilière ne réglemente pas les gardiens de valeurs. Bitcoin ne devrait pas recevoir de traitement différent à cet égard.

Un traitement équitable veut aussi dire ne pas créer d’injustice pour les investisseurs canadiens. Il y a déjà des fonds d’investissement au Canada qui ont le droit d’investir en cryptomonnaie. Ce sont des fonds pour les investisseurs qualifiés (les riches). Si 1% du portefeuille de M. Desmarais peut y être investi pourquoi 1% du portefeuille de Mme Tremblay ne le pourrait pas.

Finalement, cesser de peindre toute l’industrie avec la même couleur. Les messages négatifs et répétés stigmatisent les entrepreneurs, mélangent le grand public et complexifient les relations bancaires.

Reconnaître que des entrepreneurs veulent développer des produits et services destinés aux canadiens. Qu’il serait injuste et irresponsable d’un point de vue de développement économique de les contraindre à des procédures liées aux valeurs mobilières quand ils n’exercent pas dans le domaine des valeurs mobilières. Il s’agit d’éviter une perte de temps, de capital et de ressources humaines là où ce n‘est pas nécessaire. Si l’expertise n’est pas développée localement par cause d’incertitude réglementaire prolongée, ce sont l’ensemble des canadiens qui seront touchés.

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