Le Ministre de l’Économie et des Finances français s’attaque à la libra de Facebook

Photo: Bruno Lemaire / LinkedIn

Bruno Lemaire, Ministre de l’Économie et des Finances français s’en prend à la Libra de Facebook. Voici sa tribune publiée dans le Financial Times le 17 octobre 2019 et reprise sur son compte LinkedIn.

“En 1992, c’est par référendum que les Français ont choisi d’adhérer à la monnaie commune. Ce fut un débat démocratique long, nourri, tranché souverainement par le peuple. La procédure référendaire nous rappelait que la monnaie n’est pas qu’un simple outil de transaction et de commerce : elle constitue le cœur de la souveraineté des Etats. De ce point de vue, le projet Libra dévoilé par Facebook affirme des ambitions autant économiques que politiques. Libra est une preuve supplémentaire de la volonté de certains intérêts privés de mettre la main sur le bien commun et de se substituer aux Etats. C’est inacceptable économiquement et démocratiquement.

Libra est le nom donné par Facebook et plusieurs grandes multinationales partenaires à un projet de monnaie digitale à vocation mondiale. Cette monnaie doit, selon ses promoteurs, améliorer les paiements transfrontaliers, souvent trop coûteux et trop lents. Elle s’appuierait sur un réseau de près de 2,5 milliards d’utilisateurs, clients de Facebook et de ses associés, qui pourraient l’acquérir moyennant le versement de devises sonnantes et trébuchantes. Ces devises seraient accumulées dans un fonds de réserve à la main d’une association privée défendant des intérêts privés.

Ce projet soulève d’énormes risques. Non seulement les risques inhérents à toute activité financière : blanchiment et financement du terrorisme, protection des données et des consommateurs, résilience opérationnelle. Mais aussi des risques liés à l’ambition mondiale du projet, qui pourrait susciter des abus de position dominante et des menaces sur la stabilité financière. Aujourd’hui, l’arsenal réglementaire ne pourra pas circonscrire l’ensemble de ces risques. Il ne pourra pas davantage protéger tous ceux qui utiliseraient Libra, consommateurs comme clients.

Cela veut-il dire qu’une régulation appropriée nous protègerait de tous les risques associés au projet Libra ? La réponse est non. Car Libra ne soulève pas seulement des problèmes de sécurité et de stabilité financière. Libra demande en réalité aux Etats de partager leur souveraineté monétaire avec une entreprise privée. Pour les Etats les plus fragiles, où le système bancaire est peu développé, les citoyens pourraient purement et simplement abandonner l’usage de la monnaie nationale au profit du Libra, et ne plus utiliser que des paiements dématérialisés via leurs téléphones portables. C’est une possibilité par exemple dans certains Etats sub-sahariens. Autant dire que ces Etats seraient dépossédés de toute souveraineté monétaire au profit de Facebook.

Mais, plus largement, Libra pourrait remettre en cause l’efficacité et la souveraineté des politiques monétaires des Etats développés. Il suffirait que les acteurs privés décident de modifier la part Euro du fonds de réserve pour que notre monnaie commune se déprécie ou s’apprécie brutalement. Voulons-nous vraiment laisser la valeur de notre monnaie, avec toutes les conséquences que cela entraîne sur nos échanges commerciaux, dans les mains d’intérêts privés ? Nous ne pouvons pas accepter qu’un des instruments les plus puissants de la souveraineté des Etats, la monnaie, dépende de décisions d’acteurs qui ne sont soumis à aucune règle de contrôle démocratique. Aujourd’hui, si l’indépendance de la BCE est bien garantie par les traités comme condition de la solidité de l’Euro, ses dirigeants n’en demeurent pas moins choisis par les gouvernements démocratiquement élus de la Zone Euro, et un dialogue avec elle est toujours possible. On peut douter de l’intérêt que les propriétaires de Libra auront à dialoguer avec les gouvernements et les banques centrales. Cela représente un aléa moral que nous ne pouvons prendre. La contrepartie de la souveraineté monétaire des Etats, c’est la liberté de choix des citoyens.

Cela veut-il dire que nous refusons toute évolution technologique sur les sujets financiers ? Au contraire. La France a affirmé avec le Président de la République sa détermination à faire la course en tête sur les technologies financières. Elle a défini un cadre novateur sur la Blockchain avec la Loi Pacte. Elle est à la pointe de l’innovation et compte bel et bien le rester. La France veut privilégier une voie différente qui répondre à l’aspiration légitime de paiements modernisés, moins coûteux et plus commodes d’usage. J’ai ainsi proposé à mes partenaires européens et du G7 deux chantiers très concrets.

D’une part, nous devons développer sans délai des moyens de paiement plus innovants, plus rapides et moins coûteux, au niveau national mais aussi dans un cadre transfrontière. Les banques et acteurs du paiement européens ont un rôle clé à jouer en la matière : leur mobilisation urgente est nécessaire. Il en va aussi de notre indépendance. D’autre part, nous devons engager une réflexion sur la création de monnaies digitales des banques centrales. Cela prendra du temps, mais l’Europe ne peut pas laisser à la Chine le monopole de la réflexion et des décisions sur ce sujet.

Notre position est donc claire. Nous voulons conjuguer nouvelles technologies financières et respect de la souveraineté des Etats. La souveraineté politique ne se partage pas avec des intérêts privés. La souveraineté monétaire non plus”.

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