Jusqu’où les crypto-actifs et la cyber-technologie sont-ils complémentaires?

| 16 min de lecture

Entretien croisé entre Maël Rolland et Langlois-Berthelot

Afin de répondre à la difficile question des rapports entre cyber-technologie et crypto-actifs, nous avons interrogé Maël Rolland et Jean Langlois-Berthelot, deux experts reconnus pour leurs pédagogies. Nous avons tenté ici d’associer leurs deux analyses complémentaires. Après une courte présentation, vous trouverez donc un entretien croisé avec ces deux spécialistes. 

Photo: Adobe Stock

Maël Rolland est un spécialiste en économie et en sociologie, il travaille sur la sociologie des communautés Blockchain et la gouvernance des nouvelles monnaies sous la direction de la professeur Eve Chiapello et enseignait le séminaire sur la Blockchain de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales à Paris jusqu’à récemment. Il est également enseignant à l’ESILV et est intervenu par visioconférence – dans le séminaire sur les Fintechs de SciencesPo (séminaire dirigé par Langlois-Berthelot). Rolland est aussi intervenu pour des start-ups notamment avec Langlois-Berthelot dans l’incubateur de BNP Paribas en partenariat avec des start-ups.

Enseignant reconnu en technologies cyber et technologies financières auprès de publics étudiants d’établissements sélectifs (SciencesPo, écoles de commerce), de hauts-fonctionnaires et cadres supérieurs (Commission Européenne, IHEDN, think-tanks,  programmes exécutifs d’écoles de commerce, rédactions d’articles dans des revues spécialisées), Jean Langlois-Berthelot accepte pourtant d’échanger bénévolement avec des étudiants et des jeunes professionnels de tous horizons et à les orienter vers des professionnels (grandes entreprises, start-ups, universitaires etc.). Langlois-Berthelot a parrainé dès 2017 plusieurs groupes étudiants et professionnels ayant pour thématique la Blockchain et le Cyber en France et en Suisse afin d’aider à développer l’intérêt des jeunes et des moins jeunes pour ces sujets. Membre de la principale association des professionnels français en Intelligence Economique et Stratégique, l’AEGE, c’est dans ce cadre que je l’ai rencontré pour lui demander conseil suite à la conférence qu’il effectuait à la Kedge Business School pour les alumni des programmes exécutifs (MBA, EMBA) travaillant dans le domaine de la banque.

Monsieur Langlois-Berthelot, en quelques mots qu’est-ce qu’une cryptomonnaie ?

En France les cryptomonnaies sont définies et encadrées par la loi du 1 janvier 2019. On considère les cryptomonnaies dans une catégorie un petit peu plus large juridiquement, qui est celle des « actifs numériques » et leurs régimes fiscaux est définie par la Direction Générale des Finances Publiques. Le terme « cryptomonnaie » vient du chiffrement qui est assorti à la monnaie en question. En grec ce qui est « kruptos » signifie « caché ». La Banque de France réfute le terme de cryptomonnaies et considère que les cryptomonnaies ne remplissent pas l’intégralité des fonctions de la monnaie.

Techniquement en quoi peut-on considérer qu’il y a un lien entre crypto-actifs et cyber-technologies ?

Langlois-Berthelot: C’est très différent. Déjà contrairement à ce qu’un certain nombre de communicants expliquent c’est quand même des compétences très différentes. Ce sont des formations différentes et des compétences techniques très distinctes. Je suis bien placé pour le savoir, chaque compétence rallonge le compteur de nuits blanches… Ce qui les lie effectivement c’est quand même une compétence technique commune à l’origine. Effectivement on peut voir ça comme deux branches de la cryptographie. C’est principalement la cryptographie qui fait le lien entre crypto-actifs et cyber-technologies.

La cryptographie c’est quoi ? De manière ultra-simplifiée on peut dire que c’est une discipline de la cryptologie qui permet de protéger des messages avec des clés. Généralement on retient les concepts suivants : confidentialité, intégrité, authenticité.

Dans ce cadre on a un certain nombre de grands types d’algorithme qui permettent de faire ces chiffrements. Il y en a deux grands types utilisés actuellement : les algorithmes de chiffrements symétriques avec clé secrète; les algorithmes de chiffrements asymétriques avec clé privée et clé publique. Les crypto-actifs et la cybertechnologies sont aussi liés à une convergence de communautés ayant des intérêts techniques et militants communs. Je pense que Maël Rolland vous expliquera mieux le sujet que moi.

Lire aussi: La linguistique computationnelle permettra-t-elle de connaître l’identité de Satoshi Nakamoto?

Monsieur Rolland, d’un point de vue socio-politique, le lien entre crypto-actifs et cyber-technologies semble historiquement le mouvement des cypherpunks. Pourriez-vous nous indiquer de quoi il s’agit ? Cela a-t-il encore un impact ?

Rolland: Les crypto-actifs ont été une construction très ingénieuse d’éléments préexistants. Il y a effectivement la cryptographie, mais il y a aussi tout simplement Internet. En fait le mouvement s’amorce dans les années 1980 autour de chercheurs en informatiques qui, déjà, se regroupent autour de l’association de recherche en cryptographie dont fait partie David Chaum. À partir des années 1990, ils vont se structurer beaucoup plus précisément en tant que groupe. Ces dans ces années-là que sont forgées des communautés mêlant technicité et idéaux. Les termes de cryptoanarchistes et de cypherpunks datent de cette époque. Ce sont des gens qui ont compris que la cryptographie était un enjeu social et politique très important puisque ce sont des technologies qui naissent et se développent après la Seconde Guerre mondiale. Aux États-Unis à l’époque, ces technologies sont réservées aux agents de certaines administrations et notamment de l’armée. Ces chercheurs commencent à se rendre compte que dans le monde qui est en train d’émerger, ces acteurs de très grandes tailles ont un pouvoir sur les réseaux de communication puisqu’ils maitrisent en fait les canaux de la circulation de l’information et qu’ils maitrisent ces techniques de chiffrement alors que les autres acteurs n’y ont pas accès. Ils constatent un déséquilibre et une asymétrie grandissante.

Dans les années 1990, un certain nombre de personnes commencent à se donner rendez-vous sur des canaux IRC privés ou accessibles via cooptation et vont commencer à échanger différentes idées. On va avoir déjà des gens qui commencent à penser à des monnaies privées en dehors du contrôle de l’État.

Par exemple en 1992, Timothy May va publier le Manifeste du cryptoanarchiste, qui est profondément libertarien et en 1994 il sort Cypheromicon qui a là aussi un certain nombre d’éléments qui sont pour moi excessif en tout cas il est prêt à accepter les marchés de meurtre parce que d’après lui on doit bien le mériter si quelqu’un est prêt à être autant sur notre tête.

On a en 1993 le Manifeste d’un Cypherpunk d’Eric Hughes, mais aussi David Chaum qui va essayer de créer son « DigiCash ». Il va monter une entreprise et va commencer à émettre cette monnaie et assez vite elle va se faire, comme toutes les autres tentatives de création de monnaie, arrêter plus ou moins rapidement par l’administration américaine. Il faut bien dire qu’au fond il se retrouve à chaque fois à permettre du blanchiment d’argent et de l’évasion fiscale et d’autres activités qui doivent être régulées et contrôlées.

Ce n’est pas pour autant que le projet de monnaie numérique en dehors des états va s’arrêter, on va en avoir encore un certain nombre qui vont se développer. Dans les années 2000 on voit émerger des projets qui sont sous-jacents à Bitcoin, mais il n’y a pas encore les capacités techniques pour les mettre en œuvre. L’ingéniosité des deux systèmes que va partager Bitcoin c’est de dire qu’il ne faut surtout pas avoir un centre parce qu’il peut tomber. Grâce aussi au développement dans les années 2000 d’un internet qui devient de plus en plus efficace on va pouvoir envisager des réseaux pair-à-pair de plus en plus sophistiqués et résilients. Ces années 1990-2000 vont enfanter tous les éléments techniques et les premières grandes idées de design qui vont se retrouver dans la création, un petit peu révolutionnaire, par Satoshi Nakamoto de Bitcoin.

Ce à quoi on a assisté c’est un mouvement de fond qui au niveau sociopolitique conteste ce qui est advenu dans les années 1980-1990, ce que nous on appelle dans le monde académique des économistes le « renouveau des enclosures ». Cela renvoie à un mouvement au 18ème siècle où les terres vont être privatisées, où on a ce genre de phénomène sur l’information, avec une recrudescence des brevets sur la technologie et l’information. Donc les techniciens et penseurs de l’information de l’époque s’opposent à cela. Ils considèrent qu’Internet doit être un lieu d’échanges d’information et de contenus entre différents postes et différents individus qui veulent participer à la construction collective d’une connaissance qui n’a pas à appartenir à quiconque.

Monsieur Rolland, dans un cours que vous avez effectué en 2019 à l’EHESS (et qui retransmit sur le site Bitcoin.fr) vous indiquez dans la séance sur la gouvernance de la Blockchain que la gouvernance de la Blockchain et des crypto-actifs ne peut se réduire à une gouvernance technique. Qu’entendez-vous par là ? 

Rolland: Il faut se méfier du terme « Blockchain », il a été utilisé pour un oui et pour un non. La « gouvernance des registres de protocoles distribués » est un terme plus précis et je sais que Jean Langlois-Berthelot ira aussi dans ce sens. Les Cypherpunks sont les premiers à avoir cette idée libertarienne de construire un protocole qui pourrait se substituer à toute forme de régulation sociale et politique. C’est comme si le logiciel une fois lancé se régulait par lui-même et permettait de coordonner la totalité des acteurs via ces incitations. Je pense que c’est une erreur fondamentale, l’humain n’est pas comme ça et la technique non plus. La technique ne peut pas être une pure science appliquée, elle intègre toujours des raisonnements économiques, sociaux, politiques. Une technologie ne peut de toute manière pas se corriger seule, elle a besoin d’acteurs qui continuent à maintenir et perfectionner le logiciel et ces personnes vont incorporer leurs visions. L’évolution de la technique et des technologies comporte des visions sociales, politiques, économiques et c’est tout l’enjeu du célèbre Scaling Debate.

Pensez-vous que ce qui rejoint les experts du cyber et des crypto-actifs est souvent une certaine éthique libertaire avant d’être une compétence technique ? 
Rolland: Je pense qu’il y a des libertaires et des libertariens dans le lot. Il faut distinguer les deux… Je pense aussi qu’il n’y a pas que ça. Cette étiquette libertarienne je l’utilise avec des pincettes. Quand je rencontre des promoteurs qui se disent de la théorie autrichienne souvent ils ne le sont pas, cette théorie implique une concurrence entre les monnaies et les émetteurs d’une monnaie qui permet à une monnaie de qualité d’émerger. Et cette qualité ne reste que si la monnaie a des concurrents. Alors que les Bitcoineurs libertariens sont ce que l’on appelle dans la communauté spécialiste les « maximalistes ». Ils rejettent toute autre cryptomonnaie. Ils sont l’exemple type de ce qu’ils essaient de mettre en dehors de leurs champs techniques. Il faut se méfier de leurs grandes idées, mais il y en a d’autres, qui vont être plus critiques du marché, plus anarcho-communistes par exemple. La philosophie incrustée dans Bitcoin est libertaire et s’inscrit dans une optique où les Etats et la communauté n’ont pas à choisir l’offre de monnaie par exemple. Mais aujourd’hui il y a aussi des personnes qui ne sont là que pour du business par exemple et qui se fichent pas mal des questions politiques. Beaucoup de ces commerçants n’hésitent pas à raconter ce que les consommateurs veulent entendre même si cela peut engendrer des sommes d’inepties.

De ce que vous indiquez, il semble que vous considériez comme importante la distinction entre cybertechnologies et crypto-actifs ?

Langlois: Ces technologies sont, de fait, très différentes. Il faut être précis. Ce ne sont pas les mêmes compétences techniques, ce ne sont pas les mêmes acteurs, pas les mêmes métiers. Est-ce que c’est possible potentiellement d’avoir des personnes qui travaillent sur les deux, c’est relativement rare. La compétence technique qui relie naturellement cyber et programmation de type crypto-actifs et blockchain est tout de même ancienne. Aujourd’hui il y a une professionnalisation et une montée en gamme des compétences techniques dans les deux champs ce qui engendre que c’est une nécessité d’avoir des types de métiers différents. Mais ce sont surtout des pratiques différentes.

Pensez-vous qu’il y a un effet de mode autour des crypto-actifs et que de nombreux acteurs dans le conseil ou même dans les associations surfent sur un vague et sont amenés à mélanger volontairement différentes technologies  à de simples fins marketings ? En ce sens les différents points communs entre cyber-technologies et crypto-actifs ne sont-ils pas volontairement simplifiés et exagérés ? 

Rolland: Il y a une dimension marketing, c’est la loi même du capitalisme : créer des besoins et faire de l’argent dessus. Les cryptomonnaies ne sont pas différentes du reste. Il y a des entrepreneurs qui vont se demander si grâce à cette technologie on peut créer de nouveau produits et de nouveau services. Ce n’est pas typique au milieu des cryptomonnaies, c’est la base de l’humain et du capitalisme. Il y a effectivement derrière ce buzzword qu’est devenu le mot Blockchain des réalités différentes. Il ne faut pas oublier d’où est venue la propagation de ce mot : Blythe Masters dans The Economist. Il s’agit d’une ancienne de JP Morgan. Les institutions financières se disent qu’on veut se débarrasser d’eux donc il y a eu une offensive de ce milieu-là. Ce n’est pas le milieu des cryptomonnaies c’est le milieu dans lequel on vit qui fait cela. Beaucoup d’entreprises ont surfé sur la mode de la Blockchain c’est vrais, certaines associations étudiantes notamment mélangent tous pour faire du buzz. A ce titre il y a effectivement un mélange entre différentes technologies et comme l’indique Jean, les mondes du Cyber et des crypto-actifs ce sont deux environnements et deux pratiques franchement différents. Il ne faut pas vouloir confondre à ce point les enjeux du cyber et des crypto-actifs

Ce texte est signé Florian Bourguin, un jeune spécialiste en cyber-sécurité et intelligence économique de l’Association de l’Ecole de Guerre Economique (AEGE) et ne reflète pas forcément l’opinion de la rédaction de Cryptonews.

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